Azzedine Alaïa, avec deux grands A

Mode et Beauté Alaïa, en effet, habille avec un plaisir non émoussé les filles bien balancées. Il parle du désir, indispensable vecteur de la mode.

Initiales A.A. Avec des initiales comme celles-là, on est quand même très proche du triple A. Monsieur Azzedine Alaïa connaît en effet un franc succès dans son milieu de prédilection qu’est la mode. C’est son travail, sous forme d’exposition monographique, qui inaugure le palais Galliera, musée de la mode parisien nouvellement restauré.

Le directeur du musée, Olivier Saillard, ne pouvait passer à côté de l’opportunité. Selon lui, Alaïa fait partie des derniers grands couturiers. " Et Je dis l’un des derniers couturiers pour ne pas froisser tous les autres, mais il est sans doute LE dernier couturier. Qui sait tailler, coudre, assembler. C’est un sculpteur, dans la lignée de Vionnet, Balenciaga, Madame Grès et Charles James, des couturiers qui, en plus d’une technique, imprègnent leurs créations d’un style unique."

Alaïa n’avait pas projeté d’obtenir grâce et succès, voire même le total engouement d’un milieu aussi complexe et volatile que celui de la mode. Il nous dit cela, en buvant son deuxième ou peut-être troisième café serré - une raison, peut-être, qui éclairerait le fait qu’il a du mal à fermer l’œil, une fois la nuit tombée. Très simplement, il explique que ce que l’on voit à l’expo, c’est un peu le travail d’une vie, que ce qu’il montre là, c’est lui, sans détour. Et quand on lui demande ce que ça lui fait, une expo qui lui est intégralement consacrée, et qui n’est pas la première - il a déjà obtenu la reconnaissance du Gronigen Museum en 1998 et 2012 et du Guggenheim de New York en 2000 -, il dit qu’il n’a jamais rien demandé mais qu’il préfère "montrer son travail vivant que mort".

Alaïa n’avait donc pas prévu de devenir ce dieu de la courbe, et pourtant ses premières amours l’y prédestinaient sans doute un peu. Durant sa jeunesse tunisienne, il étudie la sculpture. " Mais j’étais un sculpteur de petits moyens, alors ça ne vaut pas la peine. Cela m’a mené à autre chose. Mais une fois que je suis arrivé à Paris, j’ai voulu y rester. La légende raconte qu’Alaïa travaille quelques jours dans la maison Christian Dior où il coud les étiquettes sur les vêtements mais est remercié au sixième jour car il ne fait pas bon être maghrébin en France, en cette période de décolonisation houleuse.

Il est alors abrité par le sérail de l’aristocratie parisienne, chez la comtesse de Blégiers qui lui fait connaître le Tout-Paris de l’époque : Malraux, Garbo, ou encore Arletty - à qui il offre un paletot. En échange de bons procédés, il coud des robes sublimes à sa protectrice et ses amies, et il est bientôt évident qu’Azzedine A. possède une immense maîtrise du "geste couture". Lui a toujours cousu avec sa sœur durant sa jeunesse. Il coud un peu comme il mange, ou dort. " C’est important pour moi, c’est moi qui fais tout, les toiles, l’essayage, je l’ai toujours fait. Je vois mieux le vêtement que le dessin." Et il n’a pas tort : allez essayer d’habiller une femme avec un dessin… " On peut avoir un très beau dessin, voyez-vous, mais si le dessin dans ses proportions ne correspond pas au corps… " Parce qu’en fait, ce qui intéresse Alaïa, c’est moins le chiffon que le corps qu’il habille.


Une mode cinématographique

Azzedine A., tel le scuplteur, aime à tourner autour de son modèle, contourner les lignes de son corps, pour en enrubanner les courbes. Cette manière d’envisager le vêtement féminin est particulièrement visible à l’observation de l’une de ses créations, une robe longue et ondulante, zippée du haut en bas et qui, une fois tombée au pied de la belle, s’aplatit au sol (c’est la femme qui donne son relief à la robe). Il n’y a plus, alors, qu’à enjamber la robe pour rejoindre son amant. Cette toilette grisante, sortie de l’esprit d’Alaïa, lui a été inspirée par un geste d’Arletty dans "Hôtel du Nord", quand elle cherche à se dépouiller de sa robe. Alaïa raconte volontiers comment le cinéma est ancré dans sa vie, se fâche quand on confond Anna Magnani avec Silvana Mangano dans "Riso Amaro" - faut pas faire son malin quand on n’est pas sur son terrain. Alors on le laisse nous raconter comment "Citizen Kane" d’Orson Wells est à l’origine de l’une de ses créations les plus poétiques - "enfin poète, c’est vous qui le dites ; moi, je ne peux pas le dire". Mais on maintient notre avis : il y a beaucoup de candeur poétique dans cette robe qu’il a imaginée en repensant à la petite boule de neige secouée au début de "Citizen Kane". Pour mimer l’image de cette neige qui tombe lentement, secouée par le mouvement, il a glissé de la poudre de verre dans les pans d’une robe. Alors quand la donzelle qui la porte s’agite, la poudre neigeuse s’envole et crée un sillage en poudre de verre - Cendrillon, avec sa pantoufle de verre, peut aller se rhabiller. On a tout à coup envie qu’il nous raconte l’histoire personnelle de toutes les robes qu’il a imaginées. "M ais je ne suis qu’au début de ma carrière, je suis encore jeune", et, hop, botte en touche : on ne peut pas lui soutirer tous les secrets d’un coup, il pourrait nous traiter encore de pipelette qui n’arrête pas de poser des questions - ce qui n’est pas tout à fait faux.


Une femme objet… du désir

Mais venons-en au fait. Car ce que crée Alaïa pour la gent féminine est tout sauf anodin, déjà vu ou marketé. D’abord, pour le dire vite, il ne s’embarrasse pas du calendrier de la mode actuelle, crée et montre une collection à la presse quand il est prêt, et explique sans ambages que s’il y a si peu de créativité dans la mode actuelle, c’est précisément à cause du rythme effréné des calendriers et de la surproductivité qui en découle. " Il y a beaucoup de fatigue chez les stylistes… Et c e système qui consiste à faire un truc qui marche, ça n’a plus rien à voir avec la création." Lui a décidé de suivre son bonhomme de chemin, et il fait bien, après tout, car la presse le suit. Et ses grands acheteurs aussi. Libre de la pression des tendances ou des grands groupes financiers (Alaïa s’est adossé au groupe de luxe Richemont en 2010 mais défend farouchement son indépendance : "Je fais au mieux, la maison ne perd pas d’argent mais je peux stopper quand je veux"), il fait ce qu’il était destiné à faire le mieux. Habiller les filles de telle sorte qu’on ne puisse ne voir qu’elles à leur arrivée dans une pièce. Cette mode instinctive et vivante dont il a paré les femmes les plus magnétiques du siècle - Naomi Campbell, Grace Jones, Stephanie Seymour -, n’a pas même besoin de se contorsionner aux diktats du marché.

Sa boutique au numéro 7 de la rue Moussy à Paris ? Le temple de la robe à tomber ! Qui ne peut atteindre la complétude de sa "sexy attitude" dans l’une de ces toilettes qui attendent bien rangées, racontant déjà en aparté les belles histoires que l’on pourra vivre une fois dedans ? Tout est cintré, galbé, ceinturé corseté, seins et fesses en pole position. Quant aux chaussures, disposées comme autant de sucreries brillantes sur une pièce montée - allez voir vous-même la vitrine pour vérifier notre objectivité -, elles sont évidemment à talons. Si hautes. Comme pour tester un nouveau point de gravité, celui où les filles atteignent une totale confiance en elles.

On a souvent dit d’Alaïa qu’il avait rapproché le sexe de la mode. Une position qu’il défend comme un absolu. " Le désir, c’est la base. Qui n’a pas envie d’être désirable, beau ? Si ce n’est pas le cas, c’est un peu loufoque, non ? " La discussion, qui s’anime, nous amène même à faire cette hypothèse d’un ton sérieux : " Si toutes les femmes étaient habillées en Alaïa, il y aurait un taux de célibat moins élevé… Mais vous me faites dire des bêtises." Des bêtises, pas tant que cela. On pourrait vérifier. Tournée générale d’Alaïa.


 

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