Le spectacle conçu par Demarcy-Mota, qui opte pour un plateau noir tout à fait dépouillé, sauf lorsqu’il s’agit de représenter le bureau où travaillent ces employés, est tout à fait saisissant. Le parti pris de nudité va jusqu’à faire disparaître la représentation de rhinocéros ! Ces bêtes apparaissent seulement dans des projections, comme des images produites par l’hallucination, incertaines et terribles à la fois. Le metteur en scène et le scénographe Yves Collet ont composé un monde inquiétant où la réalité quotidienne s’inscrit dans un cadre irréaliste en mouvement. Les objets et surtout le matériel de bureau se mettent à bouger comme si la terre tremblait ! Des bruits violents traduisent les charges et les passages des animaux invisibles. Tout est pris dans un vertige qui unit tragiquement et comiquement acteurs et spectateurs.
Quel travail de troupe ! Chaque comédien court et se démène dans d’étonnants mouvements collectifs et individuels. Valérie Dashwood et Philippe Demarle savent donner un relief particulier à leurs personnages à l’intérieur de cette agitation subtilement organisée. Deux interprètes dominent la soirée : Serge Maggiani, qui interprète Béranger avec une légèreté, une fantaisie, un magnifique sens de la dissidence rêveuse et douce, et Hugues Quester qui, s’emparant du rôle de Jean – l’individu qui se croit supérieur et gagne naturellement le camp des bourreaux -, déploie une force graduée, terrifiante, impressionnante par sa sobriété et son caractère compact. La scène où les deux hommes se retrouvent seuls pour une explication définitive est inoubliable : dans un décor soudain réduit à quelques éléments, Quester, après un saut plutôt acrobatique, et Maggiani opèrent une mutation et affrontement sidérants. C’est Goliath et David ! C’est un double cheminement vers le mal et le bien. Voilà le plus beau et le plus fort Rhinocéros que l’on ait pu voir en France.
Rhinocéros de Ionesco, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, assistanat de Christophe Lemaire, collaboration artistique de François Regnault, scénographie et lumières d’Yves Collet, musique de Jefferson Lembeye, costumes de Corinne Boudelot, travail corporel sous la direction de Marion Lévy, avec Serge Maggiani, Hugues Quester, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Charles-Roger Bour, Jauris Casanova, Sandra Faure, Gaëlle Guillou, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérard Maillet, Walter N’Guyen, Pascal Vuillemot.